Objectifs et réalités d’un marché unique de la défense : un Made in Europe de l'armement, sorte de Buy European Act raisonné ? (English version included)
Les industriels de la défense français, sous l’égide du CIDEF et en osmose une fois n’est pas coutume avec leur administration de tutelle, semblent s’opposer à une annonce faite par le nouveau commissaire européen à la défense et à l’espace, qui aurait déclaré vouloir parvenir à un véritable marché unique de la défense. Quelles sont les objectifs et les réalités, quelles sont les options et peut être les éléments cachés et les craintes peut-être justifiées, voire cachées ou peut-être mal exprimées par cette force motrice.
Par François CHARLES
Economiste, expert stratégie et géopolitique, ancien responsable d’affaires industrielles européennes à la DGA dont politique d’offsets, président de l’Institut de Recherche et de Communication sur l’Europe (I.R.C.E.).
Selon une certaine longue lettre du CIDEF publiée par La Tribune, groupement interprofessionnel du secteur, suspicieux que l’UE cherche à s’arroger des pouvoirs en matière de défense, défendant le rôle des Etats membres en la matière, les industriels français de défense rétorquent que l’UE doit intervenir avec une plus value mesurable, comme le disait déjà Jacques Delors, selon des décisions partagées, que l’écosystème aérospatial et de défense doit être reconnu comme domaine stratégique et que les Etats membres doivent conserver leur rôle central. En critiquant la notion de marché unique, qui institue les quatre libertés garanties de circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes, ils s’opposent à une liberté de circulation des systèmes à l’intérieur de l’espace européen. Ils réaffirmeraient pourtant les rôles des structures déjà mises en place, ne regardant pas leur manque d’efficacité, critiqueraient les possibles orientations de budget pour l’Ukraine, revendiqueraient une autonomie de gestion de programme, sauf pour un nombre de programmes approuvés en communs avec 80% minimum estampillé UE et que l’aide soit portée plutôt au soutien du plan de charge, des compétences et de la réactivité, sans implication sur la définition des approvisionnements, et qu’elle ne favorise pas de nouveaux entrants. Ils insisteraient par contre sur les capacités de financement et sur la préférence européenne avec critères d’éligibilité.
Reprenant certains constats et idées de nos 78 propositions, analysons une nouvelle fois à charge et à décharge et répondons donc à ces sempiternelles réactions françaises fortes de ses actuelles exportations aéronautiques record mais essentiellement hors UE ou liés à la guerre en Ukraine notamment pour l’armement terrestre, avec une France qui s’isole à la fois sur la politique et l’industrie, au sein de l’OTAN et avec les Etats-Membres de l’UE, de plus en plus tirée par les Allemands et désormais les Polonais en relation avec les Etats-Unis, tout en veillant au lien de chaque côté du Rhin que tout le monde surveille et réclame pourtant. Il sera d’ailleurs important de connaître le sentiment du nouveau président suédois de l’association européenne du secteur (ASD, volant entre programmes mono-constructeur, coopérations, liens européens et étasuniens.
Je me souviens des années 90 quand le secteur acceptait les aides mais négociait déjà avec l’UE pour qu’elle les laisse néanmoins tranquilles en levant le carton de l’article 223 à l’époque et notamment sur le contrôle des exportations dont des transferts de licence, encore non résolus en communs, où la France reste bien isolée mais qui s’étonne de certaines positions allemande et des autres, plutôt en accord avec les valeurs européennes. Les industriels français alertent depuis longtemps sur leur inquiétude de devoir accepter les contraintes liées à la directive 2009, imposant la publications des marchés, empêchant les offsets à l’intérieur de l’UE en misant sur les coopérations plus constructives, tout en les autorisant pour les achats extérieurs, pouvant alors faire la différence. Cette annonce de marché unique fait sans doute déborder le vase. La situation similaire apparait quand il s’agit de faire respecter les normes agricoles dans l’UE sauf si elles peuvent être dérogées par certains accords commerciaux conclus avec d’autres grandes régions mondiales, produits qui ensuite peuvent se répandre facilement dans l’espace européen. Les grandes agricultures européennes apparaissent généralement unies contre l’accord avec le Mercosur. On peut aussi faire un parallèle avec la circulation des céréales ukrainiennes qui a perturbé le marché une fois intégrées dans les corridors européens.
L’idée française d’un Buy European Act, en miroir au Buy American Act, protégeant ses PME, dont de façon tarifaire, et imposant jusqu’à 75% de retour industriel dans le pays, n’a pas fait son chemin. La magie du réveil de la guerre n’a pas eut lieu, disponibilité immédiate oblige. Elle est éternellement contrée par les voisins et partenaires Allemands qui ne veulent pas fermer les frontières, ni voir réapparaitre des grands conglomérats avec recréation de champions, comme à la rigueur Airbus dans le Civil.
Rappelons que sauf peut être pour les achats de transports comme l’A400M, qui bénéficia d’un contrat de type commercial, les achats de défense sont assez distincts des achats civils avec peu de clients, de gros montants, des négociations souvent longues impliquant des décisions politiques qui se confortent de critères économiques et des impacts civils et incluent enfin des contreparties dérogeant aux règles du commerce international. L’UE ne le souhaite plus dans le respect des règles, sauf quand elle passe pourtant outre en dehors des textes.
Afin de prendre en considération les doléances et craintes, et sans ressembler à son miroir étasunien, il ne s’agit pas de relever les taxes à l’import, comme cela est le cas pour l’acier et même la porcelaine, ni de fermer totalement les frontières, mais de permettre de se poser les bonnes questions de préférence européenne de façon raisonnée, sans baguette magique, à savoir si nous savons faire le produit, à quel terme est-il possible de le réaliser en fonction de l’urgence, à quel prix, avec quelle maintenance, pour quels sous-traitants, sans contraindre uniquement les achats internes qui devraient sans doute être prioritaires.
Si les contreparties sont désormais exclues dans l’UE, elles pourraient être maintenues pour les ventes et les achats extérieurs afin de renforcer, voire acquérir des compétences au profit de l’UE, avec des liens renforcés entre PME européennes et du pays d’achat pour une valorisation des compétences. On pense bien entendu aux achats actuels ou potentiels étasuniens mais également coréens ou israéliens. Gardons aussi en mémoire que Sagem a enfin pris son envol avec le viseur du char coréen, se détachant de l’ancienne tutelle obligée de Giat Industrie. Prenons garde néanmoins au fait que les offsets peuvent être contournés par une possible indemnité numéraire ne profitant pas à tous, tel un coup du parapluie, avec des PME hésitant également à revendiquer certains droits à leurs donneurs d’ordre de peur d’être remerciées. Mais cette sous-traitance est fondamentale. Nous avons réussi à inscrire 30% de retour pour les PME européennes dans les critères de l’OCCAR et le contrat spatial IRIS² le réclame également.
Les mots ont toute leur importance comme ce « fonds de défense » qui ne concerne en fait que l’industrie, au lieu d’imposer un terme dur et miroir qu’il semble bien difficile à obtenir. Il est possible de travailler sur un « Made in Europe » ne demandant pas forcément un taux d’éligibilité mais un taux « substantiel » d’origine européenne, comme pour la Made in France, avec des AOC et IGP. Lors de mes premières armes sur l’ACCS l’OTAN, alors que rien n’avançais avec une réclamation de 80% de retours industriel de façon isolée, nous avons réussi à obliger les étasuniens à négocier en créant une équipe d’Europe par reconsidération de toutes les composantes du programme, d’où le terme que j’affiche souvent de « vecteur d’intégration européenne » considérant l’OTAN.
Même si la guerre en Ukraine se gèle, il semble important de vouloir réarmer l’Europe et ses capacités en relation avec et au sein de l’OTAN, dont le fonctionnement n’est pas compris, par D. Trump lui-même, dans ses calculs étonnants quant aux financements. Et pourquoi ne pas parler désormais de Weimar de coopération industrielle avec certes deux pays que sont l’Allemagne et la Pologne, plutôt proches de l’allié étasunien pour des raisons différentes.
Acheter en commun un matériel est avantageux pour partager le prix, comme pour utiliser un même satellite ou construire un même bâtiment, ou utiliser un même porte avion, avec clés de répartition d’utilisation et de contribution aux couts d’entretien. Sauf peut être pour le cargo, acheter des avions en commun suppose que chaque pays aura de toute façon ses propres avions et n’aura pour effet que de faire baisser le prix unitaire par un achat groupé, fait si possible en interne parmi les industriels locaux, ou à l’extérieur.
En matière de recherche, un pot financier à la fois commun et partagé, répartissant les travaux à travers des laboratoires, universités, entreprises d’au moins trois pays comme dans la recherche civile, afin de sortir un prototype, ne semble pas poser de problème, sauf d’éternelle clause de partenariat et faciliterait les coopérations même par une douce violence institutionnelle. Il est aussi écrit que les pays doivent ensuite s’engager à acheter les matériels qui pourraient sortir de cette recherche ou de cette innovation sans en préciser les modalités.
Au niveau du développement, le marché unique peut aussi faciliter les sous-traitances croisées, sauf quand elles peuvent inciter à la méfiance ou peut-être à la volonté de ne pas travailler à livre ouvert, couts objectifs, bonus malus et partages des risques dans une vraie relation état-industrie. Il peut aussi enfin faire en sorte que les programmes de défense faits en coopération cessent d’être de toute façon plus chers à cause de la soi-disant valeur de la sécurité. Mais les industriels français seraient apparemment opposés à un financement commun qui pourrait soit disant servir à acquérir voire maintenir des matériels étasuniens. N’oublions pas non plus qu’ils sont opposés à une segmentation entre pays européens qui pourrait pourtant créer une certaine dépendance dans l’interdépendance, comme les petits pays peuvent le faire entre eux. N’oublions pas que la France sait aussi acheter aux Etats-Unis pour ses avions de guets alors qu’une coopération avec la Suède était et reste possible. Les autres pays réclament aussi qu’on les laisse faire mais pour acheter à l’extérieur et non uniquement aux Etats-Unis afin notamment de disposer de matériels maintenant et non forcément dans 5 ans en attendant que l’Europe s’organise. La compétence d’entretien des matériels étasuniens peut aussi être ensuite une sorte de valeur ajoutée pour les marchés exports. Par ailleurs, il serait bon que la BEI investisse certes uniquement sur des infrastructures mais même pour les industriels ayant des activités majoritairement de défense.
Comme pour l’espace lors du traité de Lisbonne, pourquoi ne pas inclure la défense, au moins industrielle, dans le Traité de Fonctionnement de l’UE (TFUE), afin de faire enfin remonter progressivement dans le chapeau fédéral, comme dans tout autre structure de ce genre, ce qui fut le principal outil de paix et de rapprochement initial européen avec la création de la CECA. Cela pourrait aussi avaliser le processus d’achat de munitions qui a sans doute été fait en mettant en avant l’une des compétences exclusives de l’UE qu’est la politique commerciale commune, favorisant une grande centrale d’achat dont l’UE s’était pourtant opposée lors d’une ancienne initiative de l’Union des Groupements d’Achats Publics (UGAP).
L’Agence de Défense transformée éventuellement en Direction Générale de l’Armement (DGA), pourrait organiser tout cela avec en plus un soutien, non uniquement financier ou de coopération, mais d’accompagnement à l’export avec une base de données ouverte et consultable et une intelligence d’approche du client étranger en relation avec les nations restant « souveraines ».